Cépages rares – les fous joyeux de la vigne
Le rendement, certains viticulteurs en reviennent. Sur les montagnes alpines, une poignée d’entre eux se passionne pour des variétés de raisin anciennes et oubliées. A grand renfort de biodiversité, de production ultra-locale et qualitative, les aventuriers des cépages perdus tentent de les réhabiliter pour partager cette redécouverte avec le reste du monde.
Sur les coteaux labourés au cheval et vendangés à dos d’hommes, dans les vallons suisses aux villages préservés, le temps semble suspendu. Si ce n’était, peut-être, le sillon de bitume qui sépare les deux versants du canton du Valais, l’image de carte postale serait parfaite. Pourtant, rares sont les vignerons à s’acharner sur ces pentes ensoleillées certes, mais dures à cultiver. Il faut être pugnace, presque buté. « En ce sens, mon mari [Josef-Marie Chanton] et sa terre ont ce point commun d’être rocailleux », sourit Marlis Chanton, voix mélodieuse teintée d’accent germanique, impliquée avec son époux et son fils dans l’exploitation familiale. Elle ponctue cette entrée en matière d’un rire cristallin, et reprend : « Ce n’est pas une terre facile, elle est impropre aux hauts rendements, mais en apprenant à respecter sa nature, nous pouvons en sortir des pépites de saveurs, équilibrées et originales. » C’est peut-être pour cela que les coteaux pentus devinrent le berceau de la réhabilitation suisse des cépages anciens : ils permettent d’oublier le rendement pour mieux retrouver son identité.
Folie douce. Josef-Marie Chanton a fait ce choix, loin de la voie qui lui était tracée. Lorsque son père, grossiste en vin, lui passe le flambeau dans les années 1960, il décide de se tourner vers la culture de la vigne. « Surtout, quand la question du volume était sur toutes les bouches, il a proposé à ses fournisseurs d’augmenter le tarif d’achat du vin si la production était plus qualitative », rajoute Marlis Chanton, sa complice à la ville et à la vigne. Pour pousser son idée jusqu’au bout, il a ensuite repris des vignobles, les a plantés, et replantés, avec des cépages du terroir comme le Leifnetscha ou le Heida que les producteurs locaux dédaignaient au profit de cépages plus productifs. « Seules les vieilles personnes encore en vie pouvaient encore partager leurs souvenirs, raconte Marlis Chanton. Elles parlaient du goût plaisant de ces vins locaux. » C’est d’ailleurs à partir des récits d’un vigneron dont l’âge avancé ne permettait plus la pratique du métier, que Josef-Marie Chanton, s’est retrouvé sur la piste de l’Himbertscha, un cépage historique du Valais. L’histoire rappelle celle du Petit Prince et de sa fleur : quelques ceps isolés en haut d’une des montagnes qui encadrent le canton, poussaient, préservés du regard des hommes, comme par excès de coquetterie. Avant d’être réveillés par le vigneron, qui apprendra à dompter ce cépage, puis à le vinifier. La magie opère : le vin au léger goût de miel et de noisette se révèle frais et les papilles s’exposent à une seconde bouche subtile, rehaussée d’un bouquet d’ail des ours.
Mais cette magie a un prix : celui de la patience. Bouffer des années de vie pour abreuver un marché incertain de nouvelles saveurs, l’intuition sonne folie. « Oui, on est des fous, reconnaît entre deux rires Marlis Chanton. On ne fait pas ça pour l’argent. » Aujourd’hui encore, les Chanton sont respectés mais un peu à part. Respectés car l’entreprise produit 40 000 bouteilles dont un quart de cépages rares. Un peu à part, car le succès de ces cépages reste leur spécificité. « Personne ne nous a copié, nous ne savons pas pourquoi : il y a une préférence pour les cépages mainstream », conclut- elle.
Fous furieux. De l’autre côté des Alpes, accrochés aux coteaux isérois, de véritables passionnés cultivent de nouveaux anciens cépages au gré de leurs découvertes personnelles. « C’est en lisant un livre sur les cépages français que j’ai découvert l’existence de variétés iséroises délaissées comme le Persan, ou la Verdesse, le Cervanin ; cela a été un électrochoc !», se souvient Nicolas Gonin, vigneron dans le Dauphiné en Isère. Lui aussi a été pris par l’envie de travailler un patrimoine et d’en révéler toutes ses délices. Cette histoire s’écrit alors sans pesticide ni produit chimique. Culture en biodynamie, pas de désherbage, respect de la grappe sont les maîtres mots des discours de ces ressusciteurs de vins. Leur motivation ? Respecter le terroir. Mais ce terroir ne se laisse pas domestiquer aisément pour autant. Les vignerons s’acharnent, au prix parfois d’une vie privée moins confortable. Thomas Finot, installé dans le Grésivaudan, plus précisément à Bernin à quelques encablures de Grenoble, cultive le Persan, un cépage tanique, aux arômes de mûres et violettes, l’Etraire de la Dhuy, et la Verdesse, au nez de foin et de mirabelle confite. Pour vivre pendant la période d’expérimentation, il touche le RSA et bénéficie de la couverture de maladie universelle, ne pouvant espérer un salaire que dans plusieurs mois. « Replanter un cépage perdu, ce sont deux années d’anticipation, le temps que les boutures et les greffes prennent », précise-t-il sans varier le ton. Il a accepté les règles du jeu. A ces années d’attente, s’ajoutent celles des épreuves de la vinification, puis de la reconnaissance dans le cahier des charges des appellations.
Pendant ce temps, les banques ne suivent pas ce pari un peu fou, où productivité et rendement ne sont pas les priorités. Même constat de l’autre côté des Alpes, à Fully, dans le Valais francophone, où Olivier Pittet, jeune ingénieur se bat pour faire vivre son activité. Il a découvert son cépage rare, la Grosse Arvine dans les archives de l’Agroscope, le conservatoire botanique Suisse où il travaillait. Cette variété, bien qu’endémique du coin a disparu de la liste de ses AOC, au profit d’une cousine, la petite Arvine dont Fully s’est fait la capitale. « Dans les livres, la grosse Arvine était sujette à des informations contradictoires, déclare Olivier Pittet, chacune de ses mains posée sur un piquet de sa vigne et ses pieds plantés non loin des racines de ses ceps. D’un côté, certains écrits disaient qu’elle donnait un jus âpre et grossier pendant que d’autres décrivaient son vin comme un grand cru. » Curiosité attisée, ce très discret jeune homme plante sa parcelle en 2010. Tenace, « dans son coin », comme il dit. « Je n’en vis pas et je cumule avec mon emploi, ce qui me fait des semaines à 150%. C’est énorme mais bon, c’est comme ça ». Dans sa voix, aucune résignation, juste du pragmatisme et l’espoir de remporter son pari. Sa première vinification ayant littéralement explosée dans sa cuisine – la bonbonne s’est écrasée sur le sol carrelé, inondant ainsi une partie de son appartement –, il n’a toujours pas de certitudes.
Fous savants. Malgré tout, ces hurluberlus attirent l’attention. De quelques confrères, intéressés, mais aussi de quelques amoureux du vin et de la botanique qui viennent aiguiller les recherches de leur science des cépages. Thierry Lacombe, scientifique de l’Institut national de la recherche agronomique, officie au Domaine de Vassal. Situé sur le littoral du Golfe du Lion, ce conservatoire est le plus grand du monde, avec pas moins de 2 600 cépages. « A chaque nouveau cépage, on le répertorie, on le met en herbier, puis, on reste trois ans, sans l’observer pour lui laisser le temps de grandir et de prendre ses caractéristiques finales », explique-t-il. Cette « cépa-thèque » géante devient alors une étape de choix pour cerner une découverte ampélographique. Mais pour cerner les caractéristiques de son vin, il faut vinifier le cépage. Se dresse alors une nouvelle difficulté. Les quantités de raisins sont parfois minimes, parfois infime comme pour la Diolle du vigneron suisse Didier Joris. « Nous n’avions qu’une grappe à vinifier : nous avons donc dégusté le vin le plus rare du monde », rigole ce dernier, de concert avec José Vouillamoz, scientifique et complice défenseur du cépage. Ils ont ainsi partagé 50 millilitres du précieux nectar. Le vieux briscard des coteaux et le savant au t-shirt estampillé #winelover sont assez fiers de leur résultat : le cépage propose un vin à l’acidité qui relève l’arôme d’agrume, notamment de pamplemousse et de pomme.
L’alchimie fonctionne et le pari semble gagné : avec une pincée de marketing savamment dosée, l’histoire du vin et la bouteille fascineront leur public. De part et d’autres des Alpes, découvrir un vin de leur terroir parle aux consommateurs locaux, ravis de déguster leur patrimoine gastronomique. Ces crus s’exportent aussi très bien. Par exemple, Nicolas Gonin commercialise 40 % de sa production à l’étranger. « Au début je voulais tout vendre en local, dit-il. Mais j’ai pas mal voyagé, et un jour, des contacts de New-York m’ont appelé, puis à Philadelphie, Montréal et même Oslo ». Enfin, les bouteilles se retrouvent aussi sur de grandes tables de restaurants à la recherche de nouveautés et de l’accord parfait. Yves Candeborde, chef du restaurant Le Comptoir à Paris, s’est ainsi acoquiné avec la production du domaine de Thomas Finot. Un succès qui met déjà l’eau à la bouche des jeunes vignerons voisins, qui n’hésitent pas à venir demander conseil à ce trentenaire, déjà expert.
Pierre Galet – Le grand-père de l’ampélographie
Un regard bleu, affûté, un pull rouge sans manche surmonté d’un col de chemise bien repassé et entouré de ses livres, Pierre Galet vit dans ses souvenirs. Le nonagénaire raconte avec un plaisir non dissimulé : après avoir été un monstre de ruse pour éviter le service du travail obligatoire pendant la Seconde guerre mondiale, le jeune homme se dédie à l’ampélographie… jusqu’à rédiger le célèbre Dictionnaire encyclopédique des cépages, source d’informations incontournables des professionnels du vin. « Pour réaliser cet ouvrage j’ai commencé à traverser la France, puis j’ai voyagé à travers le monde pour l’améliorer, collaborer et enseigner, explique-t-il avec une fierté certaine. J’ai même été reçu par des ambassadeurs et des rois, jusqu’en Afghanistan ! » Si ses souvenirs le rajeunissent et lui permettent de tenir des heures de conversation abreuvées de riches anecdotes, il est maintenu vaillant par son œuvre – un immense herbier occupant deux pièces entières de son appartement montpelliérain, qui lui permet même de préparer (encore) un nouveau livre – et sa famille dont il guette appels et visites.
Article co-écrit avec Amandine Ascensio, publié dans le magazine Socialter n°15
Crédit Photo : Morgane Remy
Amandine Ascensio & Morgane Remy