Les entreprises françaises peinent à passer au niveau supérieur

Les entreprises françaises peinent à passer au niveau supérieur

 Grâce notamment à un régime fiscal relativement favorable aux start-up du secteur, la France a vu émerger de belles entreprises dans le numérique. Pour autant, ces dernières peinent à trouver sur place les moyens d’atteindre une taille critique, ce qui les oblige à aller chercher à l’étranger des partenaires ou de nouveaux moyens de financement.

Meetic, Dailymotion, Ubisoft, Viadeo, Deezer, Ventesprivées.com, OVH… Comme aux Etats-Unis, les entrepreneurs français ont réussi eux aussi à transformer en succès industriels des idées innovantes dans le domaine du numérique. Les entreprises du secteur représentent ainsi désormais 148 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit 8,2 % du PIB, et plus d’un million d’emplois, selon l’Association française des éditeurs de logiciels et de solutions Internet. Surtout, elles restent en croissance et continuent de recruter, malgré une conjoncture économique morose. Pourtant, ces sociétés françaises ont bien du mal… à le rester.

Déjà contrôlé à plus de 87 % par l’américain Match.com, Meetic va ainsi faire l’objet d’une offre publique d’achat et, si celle-ci réussit, d’un retrait de cote. L’entreprise de ciblage de publicité sur Internet Criteo a de son côté annoncé, le 18 septembre, sa future introduction à la Bourse… non pas de Paris, mais sur celle des valeurs technologiques de New York, pour une valorisation estimée à quelque 1,4 milliard de dollars, soit plus de 1 milliard d’euros. Quelques mois plus tôt, en mai dernier, Yahoo! avait déjà failli acquérir Dailymotion, avant que le gouvernement français ne bloque la vente (voir encadré), tandis que PriceMinister a été vendu 200 millions d’euros en 2010 au japonais Rakuten.

Comment expliquer que la France ait autant de mal à conserver ses talents dans le numérique et à faire émerger de nouveaux champions dans ce domaine ? La difficulté tient d’abord au business model du secteur. Bien que les entreprises concernées regroupent une grande variété d’activités, allant de l’édition de logiciels à la commercialisation de réseaux sociaux, et s’adressent à des types de clientèles différentes – professionnels ou consommateurs finaux -, elles affichent des besoins de financement similaires… et élevés. Même si elles n’ont pas d’actifs industriels, elles doivent en effet financer le développement de produits innovants, ce qui nécessite de recruter des ingénieurs pointus. «Nos coûts salariaux sont les plus significatifs car nous avons besoin de compétences en informatique avant tout pour améliorer notre site en continu, témoigne ainsi Jean-Paul Alves, directeur administratif et financier du réseau social professionnel Viadeo. Nous employons 450 salariés qui sont très majoritairement des ingénieurs.» Très vite, les entreprises du numérique doivent également mener des campagnes marketing souvent coûteuses afin de se faire connaître. Chez Meetic, les dépenses marketing représentent actuellement pas moins de 47 % des dépenses, devant les salaires, qui constituent le deuxième poste budgétaire.

Pour financer leurs premières dépenses, les sociétés du numérique bénéficient en France d’un contexte financier relativement favorable. Certes, après avoir connu une forte progression en 2006 et 2008, les investissements en capital-innovation ont fortement subi la crise, enregistrant une baisse de 42 % entre 2008 et 2012. Mais les entreprises peuvent également compter sur un réseau efficace de business angels. «Pour me lancer, j’ai levé 800 000 euros auprès de ces derniers, ce qui m’a permis de développer mon entreprise, explique Marc Menasé, le fondateur de la société de e-commerce de mode masculine Meninvest. Grâce à un dossier solide, j’ai ensuite obtenu 2 millions d’euros d’Axa Private Equity et 2,5 millions de Partech, début 2011.»

Les entrepreneurs actuels peuvent aussi profiter du succès de leurs prédécesseurs, qui ont souvent monté leurs propres fonds d’investissement. En 2010, le fondateur de Free, Xavier Niel, a, par exemple, créé le fonds Kima Ventures à destination des start-up, tandis que Pierre Kosciusko-Morizet, créateur de PriceMinister, a lancé Isai gestion pour les projets d’entrepreneurs «Internet». L’investissement dans les entreprises innovantes bénéficie entre autres, en France, d’une fiscalité favorable, le capital-risque étant encouragé par des dispositifs permettant de réduire l’imposition personnelle des investisseurs. Les fonds d’investissement de proximité (FIP) et fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI) offrent ainsi un double avantage pour les particuliers qui souhaitent financer les entreprises innovantes, puisqu’ils permettent à ces derniers de bénéficier à la fois d’une réduction d’impôt de 18 % du montant des souscriptions effectuées et d’une exonération complète, or prélèvements sociaux, sur les plus-values à l’échéance.

Une fiscalité favorable à l’innovation

Mais la fiscalité est aussi directement favorable aux entreprises du numérique elles-mêmes. «Contrairement à certaines idées reçues, nous sommes actuellement moins taxés en France que nous le serions aux Etats-Unis, témoigne Jean-Paul Alves. En effet, les dispositifs de crédit d’impôt réduisent sensiblement notre imposition.» L’avantage le plus précieux dans ce secteur, et envié par beaucoup de concurrents étrangers, est le crédit impôt recherche (CIR), qui permet de financer la recherche et développement sous forme de réduction d’impôt sur les sociétés ou de remboursement d’une partie des dépenses pour les entreprises ne générant pas de résultat imposable. «Ce dernier finance entre 10 à 15 % de notre recherche et développement, poursuit Jean-Paul Alves. Et ce malgré le fait que nous sommes très prudents : nous demandons presque deux fois moins que ce que nous pourrions obtenir, afin d’éviter un redressement fiscal car les contrôles sont sévères en la matière.»

La société préfère compléter cette ressource par d’autres aides de financement. «D’autres dispositifs, comme les aides d’Oséo ou celles de la Coface, renforcent également notre capacité à investir», ajoute Jean-Paul Alves. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) bénéficie également au secteur. «Certes, seule une minorité de nos effectifs peut entrer en considération dans le calcul dans ce crédit d’impôt, car beaucoup de salariés touchent plus de 2,5 fois le Smic, précise Jean-Paul Alves. Néanmoins, la somme dont nous comptons bénéficier n’est pas beaucoup plus faible que celle du CIR.»

Très vite, les entreprises sont toutefois confrontées à la nécessité de se développer à l’étranger afin de sortir d’un marché français offrant des débouchés limités. Pour financer cette expansion, certaines d’entre elles ont la chance de pouvoir s’appuyer sur un business model générateur de cash. Les entreprises tournées vers le consommateur ont en effet un besoin de fonds de roulement structurellement négatif : les clients payent le service par le biais d’un abonnement mensuel alors que les fournisseurs sont réglés avec un délai de soixante jours. «Meetic bénéficie en effet d’un modèle économique générateur de flux de trésorerie d’exploitation positifs, témoigne Elisabeth Peyraube, directrice administrative et financière du site de rencontre. Dans notre cas, les ventes liées aux abonnements sont encaissées intégralement quelle que soit la durée de l’abonnement, et les charges d’exploitation sont en revanche payées selon un délai de règlement trente jours.» Meetic a ainsi utilisé son cash pour financer son développement en Europe. «Grâce à notre trésorerie positive et grâce à une marge d’exploitation de 22 %, notre trésorerie a été assez importante pour financer la majorité de nos acquisitions et de nos campagnes marketing afin de conquérir de nouveaux marchés», poursuit Elisabeth Peyraube. Viadeo, qui fonctionne selon le même modèle, a mis en place une stratégie similaire en finançant au maximum sa croissance par du cash. De plus, comme le groupe est générateur de trésorerie et qu’il ne s’autorise aucun découvert, les banques lui font facilement confiance. «Je suis dans une situation – très confortable à ce jour – où je mets les banques en compétition pour obtenir les meilleures conditions possibles», admet Jean-Paul Alves.

Une recherche de fonds à l’étranger

Les sociétés françaises qui ne peuvent pas compter sur leur trésorerie pour se développer à l’international éprouvent en revanche plus de difficultés pour trouver en France des moyens financiers adaptés. Le crédit est souvent peu accessible, malgré l’intérêt officiellement affiché de la part des établissements financiers. «Il existe un paradoxe dans le domaine du numérique, explique un responsable de fonds d’investissement en France. Les banques souhaitent fortement se positionner sur ce secteur en forte croissance, mais peinent à comprendre en amont le business model des jeunes sociétés.» Il est alors difficile pour ces dernières d’obtenir un prêt, d’autant qu’elles n’ont que peu d’actifs à donner en garantie. «J’ai réussi à convaincre mes banques, mais seulement parce que Meninvest était la troisième entreprise que je créais, explique Marc Menasé. Et malgré des garanties personnelles, je n’ai obtenu que 60 % du montant demandé.» Les financements de haut de bilan deviennent également moins accessibles, faute de perspectives de sortie pour les investisseurs (voir encadré). Les entreprises n’ont alors pas d’autre choix que d’essayer de contourner la difficulté en se tournant vers des investisseurs étrangers, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Cela a notamment été le cas de Talend, un éditeur de logiciels spécialisé dans la gestion des données. «Quand nous avons souhaité exporter, nous savions que nous allions devoir faire également appel à des fonds étrangers à l’occasion de notre deuxième tour de table, car nous avions besoin d’un montant sensiblement plus important que celui que nous proposaient les investisseurs français, poursuit Thomas Tuchscherer, directeur financier de Talend. Nous avons choisi le fonds britannique Balderton Capital, qui était à la fois le mieux-disant et le plus compétent pour nous accompagner à l’étranger. Pour développer notre présence aux Etats-Unis et étendre notre gamme de produits, nous avons ensuite trouvé un partenaire financier local, Silver Lake Sumeru, réputé pour son accompagnement d’entreprises innovantes.»

Bénéficier d’une structure financière solide est d’autant plus important pour les entreprises du numérique qu’elles sont vite confrontées, en France comme sur les marchés étrangers, à une concurrence redoutable, celle des entreprises américaines.

Un biais concurrentiel défavorable

Fortes d’un marché domestique puissant, offrant à la fois une clientèle nombreuse et à fort pouvoir d’achat, ainsi que des ressources financières importantes, ces groupes américains affichent une taille critique qui leur permet de poursuivre leur croissance en dehors de leurs frontières, et notamment en Europe. Certaines sociétés françaises de e-commerce, même leaders sur leur marché, en ont ainsi fait les frais. Ainsi, alors que le site de vente en ligne PriceMinister (39,9 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2009) commençait à se développer en Europe, ce qui nécessitait pour la première fois des investissements massifs en logistique, les géants américains – Ebay (14,1 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2012) et Amazon (61 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2012) – sont venus s’implanter en France. Un coup dur pour PriceMinister, d’autant que les groupes américains bénéficiaient d’un double biais concurrentiel. «Ces groupes tirent profit des divergences existantes en matière de fiscalité entre les Etats européens, ce qui conduit à une distorsion de concurrence en leur faveur, rappelle Philippe Favrot, directeur administratif et financier de l’entreprise française de e-commerce. Pour Ebay, située au Luxembourg, le taux de TVA s’appliquant sur les prestations de services qu’elle rend à des particuliers est plus bas de près de cinq points par rapport à la France. Une différence énorme qui lui permet bien sûr d’être plus rentable, mais également de pouvoir investir beaucoup plus massivement en marketing du fait de meilleurs retours sur investissement !»

En dehors de la fiscalité, d’autres réglementations peuvent également avoir un impact lourd sur la compétitivité. Par exemple, la commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) française interdit la possibilité de conserver les coordonnées bancaires de ses clients. «Dans la mesure où certains de nos concurrents n’ont pas à se conformer à cette réglementation, du fait de leur implantation hors de France, ils peuvent enregistrer ces informations et éviter à l’internaute de les ressaisir, ajoute Philippe Favrot. Or, limiter le nombre d’étapes dans un processus d’achat augmente considérablement les chances que ce dernier aille jusqu’au bout de sa démarche d’achat.»

Estimant qu’il était trop petit pour faire durablement face à Ebay et Amazon, PriceMinister a alors estimé qu’il valait mieux trouver un allié tant qu’il était encore leader sur son marché. «Il nous a paru préférable de nous adosser à un groupe puissant, susceptible de nous donner les moyens de financer notre développement en France et dans les autres pays européens», souligne Philippe Favrot. L’entreprise a alors été cédée en 2010 pour 200 millions d’euros au groupe japonais de commerce en ligne Rakuten.

Si ces biais concurrentiels concernent surtout les sociétés de e-commerce, les autres entreprises françaises du numérique doivent également défendre le terrain gagné, notamment quand elles cherchent à conquérir les mêmes parts de marché que leurs concurrents américains. Meetic allait ainsi devenir leader en Europe, lorsque le groupe américain Match.com a essayé de pénétrer ce marché. Ce dernier appartient au groupe IAC, qui possède plusieurs sites Internet et réalise un chiffre d’affaires global de plus de 2,8 milliards de dollars,? bien supérieur à celui du groupe français (165 millions en 2012). Néanmoins, Meetic avait pour lui l’avantage d’être plus flexible et de savoir s’adapter pour mieux exporter. «Ayant dû aller très vite chercher des relais de croissance en dehors de France, nous avons pris très tôt l’habitude de nous adapter aux cultures des nouveaux pays, ce qu’avait plus de difficultés à faire Match.com, témoigne Elisabeth Peyraube. Mais la concurrence entre nous augmentait nos dépenses marketing.» Compte tenu de la différence de taille et de l’exposition géographique entre les deux groupes, il est vite devenu évident que la situation serait plus difficile pour Meetic que pour Match.com. En 2009, les deux sociétés ont donc décidé de s’allier. Le site de rencontre américain a proposé de céder ses activités européennes contre 27 % du capital de Meetic, avant d’augmenter progressivement sa participation en rachetant des titres auprès de Marc Simoncini, le fondateur de l’entreprise. Avec désormais plus de 87 % du capital, Match.com compte à présent lancer une OPA, à l’issue de laquelle l’entreprise française sera retirée de la cote.

Une possibilité de se coter aux Etats-Unis

Viadeo, pour sa part, résiste encore et garde son indépendance, même s’il est concurrencé depuis cinq ans sur le marché français, où il est leader, par son concurrent américain LinkedIn, qui peut se prévaloir de ses 202 millions de membres (contre 55 millions pour Viadeo) et d’un chiffre d’affaires de 972 millions de dollars en 2012. La bataille ne se mène pourtant pas dans l’Hexagone, qui ne représente que 5 millions d’abonnés pour l’entreprise française, mais bien dans les pays émergents où chacune des deux entreprises entend s’imposer avant l’autre. Or si les deux sociétés ont été créées la même année, en 2004, LinkedIn possède des moyens financiers plus conséquents et réalise la plupart de ses acquisitions en cash. «De notre côté, nous cherchons à préserver notre trésorerie pour des investissements, notamment en matière de recherche et développement, témoigne Jean-Paul Alves. Pour être compétitif, nous utilisons toute la gamme des outils à notre disposition et nous n’hésitons pas à innover pour chaque nouvelle opération.» Ainsi Viadeo propose en priorité aux dirigeants de l’entreprise cible de racheter ses titres par le biais d’obligations convertibles, des bons de souscription d’actions ou des échanges d’actions, ce qui permet de ne pas puiser dans la trésorerie et – incidemment – d’associer au mieux le management des cibles acquises. Mais l’innovation financière a des limites. Le groupe envisage désormais de lever des fonds grâce à une entrée en Bourse. Prévue pour fin 2014-début 2015, à condition que le marché le permette, elle interviendra sur la place financière jugée la plus attractive pour le développement de l’entreprise. Plusieurs possibilités sont alors étudiées, et celle de se coter au Nasdaq l’est de très près !

Une tentation de délocalisation

Si les grands noms du numérique sont tentés de traverser l’Atlantique, cette tendance se développe surtout actuellement auprès des PME innovantes. Des start-up françaises, comme Talend, ont ainsi délocalisé une partie de leur management dans la Silicon Valley. «Grâce à la montée au capital de Silver Lake Sumeru, lors du troisième tour de table en 2010, nous avons pu étendre notre couverture aux Etats-Unis, explique Thomas Tuchscherer. Pour nous, cela constituait une étape indispensable, car être présent sur ce marché nous donne immédiatement une visibilité internationale. Depuis, une partie importante du management est basée en Californie.» Ce choix permet non seulement de lever des sommes plus significatives mais aussi de se réserver la possibilité d’une sortie en Bourse plus prometteuse qu’en France, tant en termes de valorisations que de liquidité.

Toutefois, la plupart du temps, les entreprises qui s’expatrient conservent en général une partie de l’activité en France : la recherche. Ainsi, elles bénéficient du marché commercial et financier américain, tout en gardant l’avantage compétitif non négligeable du CIR ! Cette tendance permettant de gagner sur les deux tableaux devrait, selon des investisseurs en capital-développement, se développer parmi les nouvelles entreprises du numériques. «Il y a un vrai risque que les jeunes pousses françaises partent aux Etats-Unis tout en conservant leur activité de recherche en France», prévient Jean-Stéphane Bonneton, associé du fonds Time Equity Partner. Au risque pour la France de ne devenir qu’un grand laboratoire, servant d’abord à développer les jeunes pousses puis à poursuivre des recherches pour le bénéfice d’entreprises devenues américaines.

 


 


 

Article initialement publié dans Option Finance, no. 1242

Actualité, lundi 28 octobre 2013, p. 9,10,11,12,13

 

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