À Villeurbanne, les leçons contrastées du dispositif « Zéro chômeur »

À Villeurbanne, les leçons contrastées du dispositif « Zéro chômeur »

La Métropole de Lyon souhaite étendre l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » à six villes ou quartiers de l’agglomération. Le dispositif est déjà testé depuis 2017 dans celui de Saint-Jean, à Villeurbanne. Pour quels résultats ? Mediacités est retourné sur place.

Quel homme politique n’a-t-il jamais rêvé de faire disparaître le chômage ? A défaut de baguette magique, le président du Grand Lyon Bruno Bernard (EELV) avait formulé dans son programme électoral la promesse « d’étendre le programme “Territoires zéro chômeur” à l’ensemble de la Métropole ». Un an et demi après son arrivée à la tête de la collectivité, six villes ou quartiers candidatent à ce dispositif innovant qui promet un contrat à durée indéterminée à tous les demandeurs d’emploi au chômage depuis plus d’un an.  

« Territoires zéro chômeur de longue durée » ou « TZCLD », lancé pendant le quinquennat Hollande sous l’impulsion de l’association ATD Quart Monde, révolutionne le marché de l’emploi. Son principe : subventionner l’activité de ses bénéficiaires à hauteur des indemnités chômage ou des revenus de solidarité active (RSA) « économisés ». L’opération est testée depuis 2017 à Villeurbanne, dans le quartier Saint-Jean. « Jamais une initiative en faveur de l’emploi n’aura été autant scrutée », commente le maire de la ville, Cédric Van Styvendael (PS).

90 salariés sur 400 chômeurs longue durée

Et pour cause ! Sur place, l’Entreprise à but d’emploi (EBE) créée, connue sous le nom d’EmerJean, a valeur d’expérimentation nationale. Le quartier villeurbannais est, avec le 13e arrondissement de Paris, le seul territoire à tenter cette aventure en milieu urbain pour le moment. En juin 2018, Mediacités avait consacré une première enquête à cette initiative pionnière. Si EmerJean se révélait être une franche réussite sur le plan humain et social, elle devait encore prouver sa pertinence économique. Elle posait aussi question quant à la concurrence qu’elle opposait au secteur marchand pour certaines activités. Qu’en est-il trois ans et demi plus tard ?

Premier constat : l’EBE compte 90 salariés sur 400 personnes identifiées comme chômeurs de longue durée dans le quartier de Saint-Jean. 90 salariés, c’est l’objectif que s’était fixé l’élue villeurbannaise Agnès Thouvenot (aujourd’hui première adjointe et promotrice du projet depuis le départ) pour… la fin de l’année 2018 ! Pas question pour autant de parler d’échec pour les porteurs du dispositif : à les écouter, il fallait jusqu’à présent consolider l’entreprise et le parcours de chaque salarié avant de pouvoir intégrer de nouveaux demandeurs d’emploi.

Ceux recrutés par l’EBE témoignent tous de leur chance d’avoir retrouvé un travail, d’apprendre ou d’être enfin considérés. C’est le cas de Khadidja, 38 ans, ancienne professeure de français en Algérie puis enseignante français-arabe dans des écoles privées en France, qui a enchaîné un congé parental et une période de chômage. « Je suis heureuse de travailler ici, confie-t-elle. Je suis également fière car j’ai pu prendre un poste aux ressources humaines et me former à ce nouveau métier. » Khadidja bénéficie d’un contrat de 29 heures à proximité de son domicile qui lui permet de concilier sa carrière avec son rôle de mère.

« Quand je rentre à la maison, je le fais la tête haute »

Chez EmerJean, chacun choisit son volume horaire hebdomadaire. Cette liberté permet d’adapter son travail en fonction de sa vie de famille et de sa santé – une quinzaine de salariés sont reconnus en situation de handicap, parmi lesquels des seniors ayant exercé des métiers éprouvants. Charge à l’entreprise de trouver à chaque travailleur une mission en fonction de ses compétences et ses envies.

« J’ai toujours travaillé depuis que j’ai 17 ans mais je n’ai pas toujours choisi mon activité, raconte pour sa part Hafida, 48 ans, qui a été tour à tour vendeuse, femme de ménage et ouvrière à la chaîne. Là, j’aide des gens au comptoir EmerJean, un local ouvert au cœur du quartier et au service des habitants. J’encadre aussi une équipe de couturières sur un projet de réparation de vêtements Decathlon. Ils sont ensuite remis à la vente plutôt que jetés. Quand je rentre à la maison auprès de mes enfants de 7 et 9 ans, je le fais la tête haute. Ils voient que le travail en vaut la peine. »

Pas de doute, « Territoires zéro chômeur » reste synonyme de réussite humaine. Mais l’expérience de Saint-Jean a-t-elle fait la démonstration qu’elle pouvait être reproduite ailleurs dans le Grand Lyon ? Si un rapport interne de novembre 2020 souligne la « forte satisfaction des salariés vis-à-vis de leur travail et au-delà », il pointe aussi une « instabilité des activités » et le « risque d’une moindre prise en compte des appétences et compétences des salariés avec le temps ».

De fait, des salariés rencontrés au siège d’EmerJean vivent mal la succession de missions. Ce jour-là, dans un grand hangar aménagé au gré des activités  – couture, réparation de jouets, cantine… -, ils finissent de laver un véhicule de fonction. Certains, syndiqués ou curieux, rejoignent des élus CGT venus à leur rencontre. Ils sont plusieurs à déplorer un CDI qui prend l’allure d’une somme de petits jobs : assurer des livraisons, laver des couches, faire la circulation devant l’école…  S’ajoute l’impression que leurs alertes sur le sujet restent lettre morte en interne.

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L’atelier Enjoué, projet de réparation de jouets d’occasion vendus au comptoir EmerJean. Photo : M.Remy.

Depuis 2018 et un rapport syndical sur l’expérimentation, la CGT signale que « l’absence de fiches de poste entraîne une flexibilité et une polyvalence imposées ». « A défaut de fiches de postes, nous avons des fiches de missions qui ont été validées par l’inspection du travail, rétorque le président de l’EBE Bertrand Foucher. Et nous n’avons à déplorer aucun conflit aux prud’hommes. » C’est effectivement le cas, d’après nos vérifications. « Les salariés se voient attribuer des missions au jour le jour ou d’une semaine à l’autre, reproche Gilles Constant, secrétaire de la CGT Union locale Villeurbanne. Soit le salarié accepte et tout va bien, soit il refuse et cela se traduit par une baisse des heures travaillées et rémunérées. » « Nos collègues de la CGT ont raison d’être vigilants, mais pour expérimenter, il faut un peu de souplesse et cela marche plutôt bien », nuance Yann Auzias, mandaté pour la CFDT au sein du comité local de l’emploi de Saint-Jean [lire plus bas].  

Si l’entreprise est subventionnée à hauteur des coûts sociaux évités grâce à l’embauche de chômeurs (sous la forme d’une « contribution au développement de l’emploi », versée par l’État ou sous la forme d’un reversement du RSA de la part de la Métropole de Lyon), le reste de son financement provient du chiffre d’affaires dégagé par les activités. « Nous devons gagner environ 4 000 euros par an et par salarié équivalent temps plein », précise Bertrand Foucher.  

Dans notre précédent article de juin 2018, le président d’EmerJean déclarait viser l’équilibre économique avant la fin de l’année 2019 « avec deux tiers de soutien public et un tiers de chiffre d’affaires ». Il parle désormais de 2023 pour atteindre « l’équilibre économique dans le cadre de l’expérimentation, c’est-à-dire une couverture de nos charges exclusivement par notre chiffre d’affaires et la contribution au développement de l’emploi ». Autrement dit, sans subventions pour combler les trous. « Le résultat net positif a, lui, été atteint depuis 2018 », souligne toutefois Bertrand Foucher.

Colis et tickets de bus

Particularité de l’EBE, la création d’activité est discutée avec l’ensemble des acteurs du projet au sein d’un comité local pour l’emploi (le CLE) et selon des critères d’utilité. EmerJean a retenu les services aux habitants, le soutien au développement écologique et les services aux entreprises locales. Exemples concrets : dans le quartier, La Poste a fermé son guichet il y a six ans et cédé son local à l’EBE pour y créer son « comptoir »… où l’on trouve de nouveau un service de livraison et de dépôt de colis. Il en va de même pour les titres de transports en commun. Tandis que Saint-Jean ne comptait plus de distributeur automatique et que le tabac de quartier avait cessé de vendre des tickets, le comptoir d’EmerJean a pris le relais.  

« Quand je me déplace à Saint-Jean, la population dit qu’elle se sent moins oubliée, se félicite le maire Cédric Van Styvendael. Pour elle, c’est une promesse tenue. Je le dis d’autant plus facilement que j’ai hérité de ce projet. Je le dois à mon prédécesseur Jean-Paul Bret et à son adjointe Agnès Thouvenot. » L’impression de succès est plus nuancée dans le quartier si on en croit les habitants rencontrés par Mediacités. S’ils se réjouissent de voir enfin une politique publique se concrétiser, ils constatent aussi un abandon des services publics sous couvert d’une compensation par l’EBE. « C’est notre point de vigilance, alerte Lena Arthaud, élue communiste de Villeurbanne. Par exemple, EmerJean réalise de la médiation dans les bus du Sytral pour les collégiens de Saint-Jean [autrement dit, des salariés encadrent les élèves pendant leur transport]. La mission est utile mais pourquoi n’est-elle pas pris en charge par le public ou par la régie Keolis ? »  

L’exemple illustre le paradoxe auquel est confrontée une EBE : ses activités doivent être utiles mais ne relever ni du service public ni du secteur privé. Ce positionnement intermédiaire est théorisé sous le doux nom de « supplémentarité ». Soit un véritable jeu de dentelles qui consiste à ne pas entrer en concurrence avec des activités préexistantes. Il peut connaître quelques accrocs comme pour le lavage de véhicules de fonction de grandes entreprises. « C’est une activité complémentaire à celles d’autres structures, notamment d’entreprises d’insertion, qui nous ont demandé d’intervenir sur des petits volumes », défend Bertrand Foucher.

Qu’en est-il également du service de chargement des achats de Leroy Merlin, du magasin aux véhicules des clients. « Il a été proposé pendant plusieurs mois l’été et n’aurait pas créé d’emplois par ailleurs », rétorque le président d’EmerJean. « Au sein du comité local, nous l’avons validé car nous pensons que tester la rentabilité d’une activité, même en dehors du territoire de Saint-Jean, fait partie de cette supplémentarité, avance Yann Auzias. A terme, si l’activité testée fonctionne, elle pourrait aussi permettre des recrutements de salariés EmerJean dans des entreprises plus classiques et valider leur insertion. »

« L’esprit Shadoks des Entreprises à but d’emploi : il faut pomper, parce qu’il faut pomper »

« Cette concurrence pose toutefois question, tempère Laurent Legendre, élu insoumis à la Métropole de Lyon et membre de la majorité. C’est pour cela que le Comité local pour l’emploi, qui décide des nouvelles activités, est la clé du dispositif. Nous devons vérifier s’il est bien représentatif et si la question des activités non-concurrentielles est discutée dans de bonnes conditions démocratiques. Or, on peut faire mieux. »

Au sein de la majorité du Grand Lyon comme au sein de celle de Villeurbanne, l’EBE crée régulièrement des remous. Dernier exemple en date le 11 octobre, lors du conseil municipal présidé par Cédric Van Styvendael [voir la vidéo ci-dessous]. L’adjoint au maire Jonathan Bocquet (Radical de gauche) se livre à une attaque en règle contre « l’usine à gaz » EBE. L’élu reproche pêle-mêle « un modèle économique pas stabilisé », « l’absence d’évaluations assez poussées », « des objectifs contradictoires », « une remise en cause du système de solidarité » ou encore « un esprit Shadoks des Entreprises à but d’emploi ». « Il faut pomper, parce qu’il faut pomper », ironise-t-il. Le communiste Cyril Hauland-Gronneberg dépeint pour sa part l’EBE en « agence d’intérim low cost avec des salaires subventionnés par la puissance publique ». « Si ce projet a un mérite, c’est de mettre fin à l’impuissance du politique par rapport à la question de l’emploi », leur rétorque Cédric Van Styvendael, passablement agacé.

https://youtube.com/watch?v=dYlwiSEdqHg%3Fstart%3D1673

Eviter certains écueils 

Si d’autres expérimentations « Territoires zéro chômeurs » sont retenues dans le Grand Lyon, un nouveau défi se posera : éviter que ces territoires ne se concurrencent entre eux. « Nous avons d’ores et déjà mandaté la Public Factory, composée d’étudiants de master de Sciences Po Lyon [lancée par Renaud Payre, ancien directeur de l’école et actuel vice-président de la Métropole], pour évaluer ce risque », annonce Bertrand Foucher.

L’expérience de Saint-Jean devrait aussi permettre aux suivantes d’éviter certains écueils. « Pour les Brosses, à Villeurbanne, nous nous demandons si l’objectif quantitatif d’emploi, qui vise l’exhaustivité, est une vraie promesse ou un gadget, pointe Mathieu Garabedian, conseiller municipal de Villeurbanne, chargé du projet. Rien ne sert de croître trop vite. » Pour les activités qui seront proposées, une réflexion sur les « métiers du lien » est en cours, comme ceux d’aides à domicile, difficiles à pourvoir et directement utiles aux habitants.

« J’aimerais avoir enfin des horaires normaux »

« Comme aux Brosses, nous creusons aussi la piste des services aux personnes âgées et de maintien à domicile. Nous retenons aussi l’idée du comptoir que nous jugeons très efficace. Enfin, notre association a prévu de financer deux emplois pour animer et mieux faire vivre le débat du CLE, détaille Nicolas Thomas, employé de l’association Alliés, chargée de développer le « TZCLD » du 8e arrondissement de Lyon. « En tout cas, nous avons déjà lancé depuis plusieurs mois la réflexion avec les chômeurs riverains et leur intérêt est vivace », observe-t-il.

Il était palpable lors d’une réunion du 18 octobre dernier, qui a réuni une quinzaine de volontaires dans un petit local au cœur des barres du quartier de La Plaine Santy. Chaque participant donne son prénom, parfois son âge, toujours le numéro de sa tour comme un matricule connu de tous. Puis chacun parle de sa motivation. Reviennent souvent les mêmes mots : « Je veux vivre plus dignement. » Parmi l’assistance, Haris, 28 ans. Il travaille aujourd’hui à temps partiel et effectue des ménages dans des bureaux entre 18 et 20 heures. « J’aimerais avoir enfin des horaires normaux et faire quelque chose de plus intéressant, confie-t-il. Dans l’idéal, je pourrai même faire un temps complet et toucher le Smic… J’aimerais beaucoup jouer de la musique pour des personnes âgées. »

Retrouvez le premier volet de l’enquête sur mon portfolio et, surtout, l’intégralité de cet article sur Mediacités, média indépendant qui ne vit que des revenus des abonnements.