Quai d’Orsay, le protocole à la française
Au ministère des Affaires étrangères, une équipe vise l’excellence de la gastronomie et du service à la française. Plongée dans le temple de l’étiquette.
En surface, le ministère des Affaires étrangères brille des ors de la République. Mais passé les différents salons d’apparat, un escalier mène à un sous-sol, moins clinquant mais tout aussi stratégique. Dans les cuisines, en effet, le parquet ciré a cédé la place à un carrelage noir et blanc et les dorures des plafonds à des canalisations apparentes. Dans ce décor simple et fonctionnel, se mène une bataille de prestige dans laquelle le niveau d’exigence doit être à la hauteur de la mission professionnelle dévolue à la brigade : représenter la France, et son savoir-vivre, auprès des invités du Quai d’Orsay. Cette exigence s’applique à tous les membres de l’équipe : à la vingtaine de cuisiniers et commis, mais aussi aux deux lingères, aux deux argentiers et aux six maîtres d’hôtel qui assurent le service à l’étage.
Des plats valorisés
Environ 60 000 couverts sont servis toute l’année au ministère. «Comme au Crillon, de l’autre côté de la Seine», précise Thierry Charrier le chef de la cuisine. «Je veille à ce que chaque membre de mon équipe ait la volonté d’atteindre la perfection, même quand il s’agit de préparer les 150 à 200 plateaux repas du personnel chaque jour». Si, contrairement à ses confrères toqués qui viennent saluer leurs convives, il est un homme de l’ombre, il partage avec eux le même degré d’excellence. Dans l’escalier de service qui mène aux salons de réception, les allées et venues des pla- teaux sont incessantes.
Les six maîtres d’hôtel mènent ce ballet avec une efficacité redoutable, en rivalisant de discrétion et de bienséance. Leurs objectifs ? Valoriser les plats, accompagner le repas sans faire sentir leur présence, tout en respectant à la lettre le service à la française qui exige une chorégraphie millimétrée. Présentation des plats à gauche, desserte par la droite, les convives se servent eux-mêmes à l’aide des couverts mis en évidence. Tous les détails comptent : les fourchettes piquent la nappe, une part supplémentaire est prévue en cas d’invité gourmand… Un protocole méconnu du grand public, qui peut sembler un peu suranné. Cependant, comme les autres ministères sont tous passés au service à l’assiette – jugé plus contemporain -, le Quai d’Orsay est bel et bien devenu le dernier lieu de résistance de cette tradition. L’intendant général Thierry Bouron en a fait sa mission au nom de son employeur, la France. « Seul l’Elysée continue de le pratiquer sporadiquement. Nous sommes donc le dernier ministère à respecter ce service et les seuls à pouvoir faire perdurer la tradition», explique ce cinquantenaire, qui – avant d’arriver au Quai d’Orsay dans les an – nées 1980 – a fait une partie de sa carrière dans l’armée (les marines puis au service privé de l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing).
Stagiaire en immersion
Aujourd’hui, en tant qu’intendant général, il est responsable des plannings de la journée de l’équipe et jongle avec les salles, les demandes culinaires et les besoins de chaque invité. Pour offrir l’ultime luxe au personnel et aux convives prestigieux du ministère – des réceptions sur mesure et sans couture -, il s’appuie sur un adjoint, qui encadre les maîtres d’hôtel. L’homme est également en charge du respect et de la transmission de l’étiquette et du service à la française. «Chaque année, nous accueillons une cinquantaine de professionnels venus des ambassades de France du monde entier. Les stagiaires maîtres d’hôtel ou cuisiniers se retrouvent en immersion pendant cinq jours», explique Thierry Bouron, en posant sa tasse de thé sur un dessous de verre britannique.
Une logique identique à celle d’un grand groupe qui reçoit au siège les cadres de ses filiales… «Nous sommes un peu la maison mère de la représentation de la gastronomie française. Nous aidons nos satellites à l’étranger à monter en compétence», ajoute le chef Thierry Charrier, dont la porte de bureau est ornée de cartes postales envoyées du monde entier par d’anciens stagiaires. En cette semaine de janvier, le cuisinier de l’ambassade de Géorgie a cédé sa place au maître d’hôtel bulgare, Evguenia Szoeva. Son premier jour a été consacré à l’observation du travail des argentiers qui veille sur un trésor national (deux services de Sèvres sont notamment conservés dans un lieu tenu secret tant leur valeur est inestimable). Aujourd’hui, pour son premier exercice grandeur nature, elle sert le petit déjeuner de 8h30, réunissant une centaine d’ambassadeurs dans la salle à manger, à l’occasion du rendez-vous mensuel du club des entrepreneurs, où intervient aujourd’hui le Pdg d’Accor Sébastien Bazin. «Au bout de six ans à l’ambassade de Sofia, je viens observer ce qui se fait ici, apprendre quelques pratiques, notamment le service à la française », explique- t-elle dans un franglais hésitant.
Tradition et innovation
Après ce premier service, Evguenia Szoeva prépare le déjeuner de Matthias Fekl, secrétaire d’Etat chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l’étranger… et sujet de toutes les attentions depuis sa récente visite en cuisine pour féliciter l’équipe sur son Kouign-amann aux pommes. Car si la brigade perpétue la tradition en tra – vaillant des recettes classiques, elle cherche quand même à surprendre. L’accueil de stagiaires étrangers y contribue, en faisant souffler sur cette vénérable maison – gardienne des traditions – une légère brise d’innovations.
Article à retrouver dans le magazine Management de Mai 2016
Crédit Photo Flickr / CC/ Paolo Rosa