La « BM », dernier refuge des plus précaires dans un quartier de la Part‐Dieu en chantier
6 février 2024 –
En journée, la principale bibliothèque municipale de Lyon accueille nombre de sans-abris et de jeunes migrants isolés. Discrets, ils profitent de ce havre pour se reconstruire, préparer la suite ou, simplement, bouquiner « comme tout le monde ».
Un talkie‐walkie grésille : « Un individu dort sur la mezzanine musique. Pouvez‐vous aller voir ? » « L’individu » en question, un jeune homme, a tiré son bonnet noir sur ses yeux, a verrouillé ses bras autour de lui et s’est enfoncé en diagonale dans un des fauteuils cubiques oranges, très années 1970, disposés dans l’espace au‐dessus de la cafétéria et du hall d’accueil de la médiathèque de la Part‐Dieu. En retrait des salles de consultation, où des bibliothécaires veillent au grain, relativement au calme et avec un poste d’observation privilégié, l’endroit est un refuge cosy. Presque trop.
« Beaucoup d’hommes, la trentaine, s’endorment ici, constate Béatrice Pallud Burbaud, directrice adjointe des bibliothèques municipales de Lyon, chargée du développement des services et des publics. Certains sont sans domicile fixe, d’autres attendent un train. Tous sont les bienvenus. » Ce jour‐là, le jeune homme au bonnet noir sera toutefois réveillé par les médiateurs chargé de la sécurité. Selon les règles de la bibliothèque, l’usager d’un poste d’écoute, s’il n’est pas actif, doit libérer la place au bout de vingt minutes.
Usagers‐habitués
Lieu de culture et d’événements, espace d’expositions et de travail, traboule entre le parvis de la gare et le centre commercial, la plus grande bibliothèque municipale de Lyon – la « BM » pour les intimes – sert aussi de refuge pour des sans‐domicile ou sans‐abri, des mineurs étrangers non accompagnés et des femmes migrantes avec enfants. Souvent parmi les premières personnes à franchir les portes le matin, ces usagers‐habitués trouvent là un peu de chaleur pendant la journée mais aussi de nombreuses autres raisons de venir.
Impossible de les dénombrer. Cependant, entre le chantier de la gare et la rénovation du centre commercial, « nous restons le dernier lieu couvert accueillant du quartier » pour les plus précaires, constate une agente historique de la bibliothèque [lire plus bas]. Mediacités est allé à leur rencontre dans les divers étages du bâtiment.
« Si je ne ronfle pas, parfois, on me laisse un peu tranquille »
« Dormir à la bibliothèque ? Bien sûr que cela m’est arrivé », rigole Bernard, 72 ans. Sans‐domicile, notre premier interlocuteur cache ses cheveux blancs sous une casquette noire et porte un blouson en jean délavé d’une autre décennie, mais étrangement à la mode. « Ici, il fait chaud et quand la nuit a été mauvaise, il est facile de s’endormir, reprend‐il. Si je ne ronfle pas, parfois, on me laisse un peu tranquille. » Et Bernard glane quelques minutes de répit.
Le septuagénaire ne dort pas dehors : il squatte un pallier abandonné dans le quartier des Brotteaux, au cœur des beaux quartiers du 6e arrondissement. Une adresse qu’il juge « très pratique » : « son immeuble » se situe entre le centre social et culturel de Charpennes Tonkin, où il peut déjeuner, et la bibliothèque de la Part‐Dieu, où il se rend tous les après‐midis, sauf les dimanches et lundis, jours de fermeture. « Moi, ma passion, c’est le yoga, confie‐t‐il. Alors je ne lis quasiment que ça. »
Le retraité a été chassé de chez lui par des huissiers en février 2023, après des impayés de loyers dus, nous dit‐il, à une baisse de ses aides au logement. « Y’a même eu des rappels sur les mois précédents… C’était impossible pour moi !, ne décolère‐t‐il pas. Quand on m’a viré, sans rien d’autre que mes vêtements sur la peau, je suis venu ici par réflexe car je fréquentais déjà la bibliothèque avant. »
« Ciseler » les mots
La « BM », comme un repère – et un repaire rassurant – dans les coups durs. Outre un lieu familier, Bernard y trouve une entraide. Les jeunes, eux aussi à la rue, qui squattent pendant la journée le parvis entre le centre commercial Westfield, « la référence du shopping », et l’entrée arrière de la bibliothèque, celle des Cuirassiers, lui ont ainsi dégotté l’endroit où il dort désormais. « Y’a comme une communauté… », résume‐il.
« Salut Bernard, tu vas bien ? », lui lance alors une voix dans le hall d’accueil. Voici Cécile Bertrand, 48 ans, elle aussi en galère de logement. Également habituée de la bibliothèque, l’amie de Bernard est fière de lui montrer le manteau quasiment neuf qu’elle vient de récupérer, en cuir brun de qualité avec de la fausse fourrure bien chaude. « T’es toute belle », lui glisse‐t‐il, en rentrant dans son jeu.
« Ça me fait plaisir de te voir, enchaîne Cécile Bertrand. Je ne te vois plus depuis que j’ai quitté Charpennes pour déjeuner aux Escales solidaires à Croix‐Rousse. » Cécile, elle, aime tout lire, « surtout les histoires tristes », précise‐t‐elle avec un livre de l’écrivaine japonaise Yoko Ogawa sous le bras. Dans ses romans, cette auteure a développé une obsession pour la conservation des traces du passés. « C’est drôle, se confie Cécile, depuis que mon appartement a brûlé, il n’y a finalement que ça que je regrette : des photos, des lettres, notamment de proches que j’ai perdus. »
Pour le moment, Cécile Bertrand est relogée temporairement par son bailleur, sans d’autres meubles que son matelas et une plaque électrique, récupérés auprès de voisins. « La bibliothèque, c’est comme les livres eux‐mêmes : c’est mon refuge. » La seule chose qu’elle ait racheté est un dictionnaire d’occasion qu’elle utilise tous les jours pour « ciseler » les mots, nous confie‐t‐elle. Ce livre fait aussi office de table à côté de son matelas. Tous les deux de chevet.
« Ce lieu s’inscrit en continuité avec l’extérieur »
Bernard et Cécile s’installent sur les poufs multicolores de la bibliothèque pour échanger des nouvelles : de leur dernière lecture, des bons coins où manger au chaud, de leur horoscope et de certaines connaissances… Ils saluent une deuxième Cécile, autre personnage central du hall. Cécile Petrozzi, agente de la BM, tout le monde la connaît : elle officie là depuis pas moins de vingt‐deux ans, toujours prête à donner un coup de main. « Un peu trop gentille parfois », jugent ses collègues de la médiation, avec amitié. En réalité, ils s’inspirent de la posture de Cécile pour s’accommoder avec le règlement intérieur.
Ces derniers, détenteurs des talkie‐walkie, alternent entre l’entrée, accoudés à un mange‐debout gris floqué aux couleurs de la bibliothèque, et leur ronde. « Le Monsieur de la musique, sur la mezzanine, je l’ai réveillé mais je l’ai ensuite laissé tranquille », nous précise Julien Degry, bandeau « sécurité » scratché sur un bras. « En fait, il y a des endroits moins visibles où nous pouvons fermer les yeux », ajoute‐t‐il sur un ton complice.
« C’est pour cet aspect humain de notre mission, malgré notre responsabilité en sécurité, que je reste à ce poste », confie le jeune agent. « Moi, c’est ce que j’aime. Ce lieu s’inscrit en continuité avec l’extérieur, vit avec ses habitués, mais offre aussi un refuge où chacun peut souffler, complète Cécile Petrozzi. Nous sommes de la sécurité, oui, mais nous sommes aussi là pour aider. » Pendant le Covid, elle est allé jusqu’à faire des courses pour certains de ses « habitués ».
« J’ai vraiment senti avec les travaux [du quartier] que nous restions le dernier lieu couvert accueillant, analyse‐t‐elle. Les chantiers de la gare et du centre commercial, axés sur un certain standing, ont fait la chasse aux recoins et mobilier qui pouvaient servir de lieu de repos au chaud. » Autrement dit, le secteur est devenu plus hostile aux plus précaires.
A l’inverse, la bibliothèque municipale a maintenu sa politique d’accueil, proposant même des formations à ses agents pour aider certains dans des démarches numériques. C’est le cas de Cécile Petrozzi qui, parfois sur son temps personnel, accompagne l’un ou l’autre pour une demande d’accès à un foyer ou pour constituer une demande d’asile. « Ce public‐là a plutôt ses habitudes au service numérique », observe‐t‐elle.
Kung Fu Panda aka Saïl
Au 2e étage, au‐dessus de la mezzanine musique et après avoir traversé la grande et silencieuse salle Sciences, se trouve une pièce remplie d’ordinateurs. « Ici, nous aidons beaucoup pour des dossiers en tous genres, avec des scans et de la constitution de PDF notamment, explique la bibliothécaire Marie Clérin. Les sans domiciles fixes qui viennent représentent à peu près un tiers de notre public mais presque la moitié de notre temps de travail. » « Nous les voyons plusieurs fois par semaine puis, quand ils disparaissent, nous nous disons alors qu’ils ont enfin trouvé un toit et que nous n’y sommes pas pour rien. Cela fait du bien », sourit‐elle.
Ce jour‐là, dans la salle numérique, on croise « Kung Fu Panda », comme l’appellent affectueusement quelques agents de la médiation. Ce jeune homme aux dreadlocks soignées doit son surnom à une gestuelle étonnante. « Moi je viens charger mon portable, regarder des mangas et parfois dessiner sur ordinateur, énumère‐t‐il. C’est un peu mon ciné à moi. » A la question « où dort‐il ? », il nous répond en souriant, mais un brin méfiant : « Quelque part… » Et quand nous lui demandons son nom, ou au moins son prénom : « Si vous devez m’en donner un, mettez “Saïl”. J’aime bien “Saïl”. »
Pour accéder aux postes numérique de la bibliothèque, nul besoin de document d’identité. Seul un prénom est demandé. A la « BM », le trentenaire s’appelle donc « Saïl aka Kung Fu Panda ». « J’aime bien ici, car l’écran est plus grand que sur mon téléphone et je suis comme tout le monde », nous confie‐t‐il encore. « C’est souvent ce qui est recherché : pouvoir être anonyme parmi les usagers de la bibliothèque, à pied d’égalité avec les autres », soulignait, en 2019, Béatrice Pallud Burbaud, dans un entretien donné à Millénaire 3, publication de la direction de la prospective de la métropole de Lyon. « Saïl » a déjà été sorti de la bibliothèque un jour où il était agité mais il continue de s’y sentir le bienvenu.
Un peu plus loin dans la même salle, un box accueille deux fois par semaine Anne Villemagne, une écrivaine publique qui propose ses services à titre bénévole. « Cette permanence est celle où il y a le plus de demandes d’accès à un toit, note‐t‐elle. Ces jeunes qui n’ont rien apprennent que je suis là par bouche‐à‐oreille, puis viennent me demander de l’aide mais je suis terriblement impuissante. » « J’en ai eu énormément en 2023, constate‐t‐elle. Cela m’a beaucoup touchée. » Alors Anne Villemagne les réoriente, comme elle le peut, vers les services sociaux ou des associations. Elle en revoit parfois, les plus jeunes, qui repassent faire leurs devoirs.
« Quand je m’assois sur cette table, je suis presque un étudiant comme un autre »
Au 4e étage justement, dans l’espace où les usagers de la bibliothèque peuvent manger et parler librement, Diakiti, 16 ans, originaire de Côte d’Ivoire, se concentre depuis plusieurs heures sur des problèmes de mathématiques. Il travaille sur une table métallique vert pomme, comme celle que l’on peut trouver à une terrasse de café, sur un livret que lui a remis le Secours populaire. « C’est le niveau 2+ qui correspond au début du lycée » précise‐t‐il fièrement. Il nous montre la page de garde qu’il retire précautionneusement d’un sac plastique qui protège la liasse de feuilles autrefois reliée.
Tous les jours d’ouverture, Diakiti travaille à la bibliothèque en attendant d’être reconnu mineur, ce qui lui permettra d’être pris en charge au titre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Et d’être scolarisé. « C’est essentiel pour moi : je suis venu faire mes études en France, nous dit‐il à voix basse, pour ne pas gêner ses voisins étudiants. Pendant que je travaille, j’oublie mes soucis. Je ne pense pas à ma procédure qui m’inquiète beaucoup. »
Depuis le 16 janvier dernier, le jeune Ivoirien dort sous un toit. Il a été mis à l’abri par la ville de Lyon dans le gymnase du collège Gabriel Rosset (dans le 7e arrondissement), avec 129 autres jeunes migrants qui, comme lui, campaient auparavant au square Sainte‐Marie‐Perrin, à 500 mètres de là. « C’est beaucoup mieux et je me sens moins épuisé que lorsque nous dormions sous des tentes, raconte Diakiti. Comme nous sommes loin maintenant et que nous n’avons plus autant besoin de charger nos téléphones, nous sommes moins nombreux à marcher jusqu’ici. »
Lui continue à venir, quotidiennement, avec détermination. « Quand je m’assois sur cette table, je suis presque un étudiant comme un autre, poursuit‐il. Je reviendrai, même après. » Sous‐entendu : même une fois pris en charge par l’ASE. Pour Diakiti, la « BM » est autant un refuge qu’une passerelle, la dernière, si tout se passe comme il l’espère, pour atteindre l’objectif de son voyage migratoire d’aller à l’école.
L’adolescent nous sourit, nous remercie de l’avoir écouté puis ses yeux replongent dans ses exercices de géométrie tandis que sa main s’empare à nouveau du crayon de papier. L’échange est terminé. « Nous entrons très peu en contact avec ce public, très discret, témoigne pour sa part Béatrice Pallud Burbaud, la directrice chargée des publics. Mais nous avons aménagé les règles pour nous assurer qu’ils puissent venir. » Et préparer leur avenir.
Au rythme des mises à l’abri
Ces mineurs peuvent obtenir une carte de bibliothèque avec un justificatif d’identité – une simple déclaration à un service public suffit. Pour avoir accès au prêt, ils ont besoin d’un référent adulte qui accepte de se porter garant. « Ils ont le droit d’emprunter mais en réalité ils osent très très rarement le faire », reprend Béatrice Pallud Burbaud. Outre l’ambiance studieuse pour les devoirs, ils fréquentent le cours de français langue étrangère gratuit proposé dans les murs, prisent les livres dans leur langue maternelle et quelques romans dans les rayons enfants.
L’espace dédié à la littérature jeunesse se trouve en sous‐sol semi‐enterré, dans une salle lumineuse et refaite récemment. Les migrants mineurs affectionnent surtout le rayon des bandes dessinées et les postes informatiques, aux côtés d’autres adolescents. Ils y côtoient aussi, de temps en temps, des femmes exilées avec enfants en bas âge venues chercher de la chaleur. De septembre à décembre derniers, tandis que des familles dormaient dans les écoles du 3e arrondissement, celles qui avaient des bambins de moins de 3 ans (donc non scolarisés) venaient souvent ici, avant ou après le repas chaud proposé à Charpennes.
Cet espace de la « BM » est alors devenu pendant quelques mois un lieu de jeux, avec des tapis colorés et une chance de s’éveiller… avant de nouveau de se vider en journée de semaine. En décembre dernier, la mairie a relogé ces enfants et leur famille le temps de l’hiver (jusqu’à mars) dans les locaux de l’école Montel, dans le 9e arrondissement. Le lieu vit ainsi au rythme des accidents de la vie et des mises à l’abri.
« Personne ne devinait que je me lavais dans les fontaines publiques »
Certains reviennent toutefois. « Ça y est, j’ai un studio en rez‐de‐chaussée en logement social depuis presque un an », se réjouit David Charreton. Ancien sans‐domicile, il continue de fréquenter la « BM » pour le plaisir et par attachement au lieu. « Pendant cinq ans, se souvient‐il, je suis venu tous les jours, avec mon ordinateur de “ma vie d’avant” et personne ne devinait que je dormais dans une grotte sur la colline de Fourvière ou que je me lavais dans les fontaines publiques. »
Pendant ses années de galère, David Charreton est venu trouver à la bibliothèque un abri, de la chaleur et… de quoi lire. « Mes compagnons de rue connaissaient ma place et me la laissait, se rappelle‐t‐il. C’était un siège confortable au rayon roman avec un mur derrière moi pour être tranquille et tourné vers le hall d’entrée pour rester un peu vigilant. » L’ancien sans‐domicile marque une pause : « Je pouvais rester là des heures. »
Un des intérêts de la médiathèque de la Part‐Dieu par rapport à une autre bibliothèque de quartier tient en un mot : anonymat. C’est l’une des raisons pour lesquelles le public précaire que nous avons rencontré est capable de parfois marcher des heures pour s’y rendre et en revenir. Dans les cinq étages (en comptant le sous‐sol) et les dizaines de recoins de l’institution, sans‐abri ou jeunes migrants sont comme les autres. Dans ce contexte, impossible d’aborder une personne, lectrice ou que l’on vient de réveiller à l’occasion d’une ronde de sécurité, pour lui demander si elle dort la nuit dehors, sur la seule base de son allure. D’ailleurs, vivre à la rue ne signifie pas qu’on ne s’habillerait pas avec soin.
Comment alors nouer un contact avec les usagers précaires de la « BM » ? Pour certains, comme les mineurs non accompagnés, un indice saute aux yeux : le cahier d’exercice du Secours populaire, connu pour être distribué à ces jeunes. Pour les autres, le soutien de Béatrice Pallud Burbaud, directrice adjointe des bibliothèques municipales de Lyon, et surtout la complicité de Cécile Petrozzi furent clefs. Cette dernière nous a même prévenu en direct, par SMS, quand « ses habitués » entraient dans les murs. Charge à nous de leur proposer ensuite de nous livrer leur quotidien et leur histoire.
D’autres rencontres sont aussi le résultat des recommandations de premiers interlocuteurs, qui connaissent « les coins des copains ». En naviguant assez longtemps dans cette traboule qu’est la « BM », la piste s’avérait souvent payante. Certains de nos échanges n’ont enfin pas été retranscrits car parfois une confession personnelle pouvait ensuite être retirée : tous nos interlocuteurs avaient envie de parler, pas forcément de témoigner dans un journal. D’autres aussi, dans une mauvaise journée ou peut‐être une mauvaise passe, ne nous ont pas toujours tenu des propos cohérents. Mais de ces heures passées dans les étages de la bibliothèque de la Part‐Dieu, entre usagers et agents bienveillants, je retiens l’impression d’une bulle de culture et de tolérance.