«Nous voulons mettre le numérique au cœur des débats avant qu’il ne soit trop tard », Olivier Sichel

«Nous voulons mettre le numérique au cœur des débats avant qu’il ne soit trop tard », Olivier Sichel

Remettre le numérique au coeur du débat politique. Voilà ce que propose la Digital New Deal Foundation en cette période électorale avec un pacte numérique composé de neuf engagements  structurés en trois grands thèmes – libertés, prospérité et équité – et porté par de nombreuses personnalité de l’écosystème économique et numérique. L’objectif du pacte est que les candidats s’emparent du sujet. Olivier Sichel, président de la fondation, explique cette tentative de peser dans le débat.

Pourquoi portez-vous une telle initiative de Pacte Numérique à destination des candidats à l’élection présidentielle ?

Parce que je me rends compte qu’internet n’évolue pas comme je l’avais espéré. En tant qu’ancien patron de Wanadoo puis du site Leguide.com vendu en octobre dernier, je m’attendais à ce que le « world wide web » soit un territoire de liberté, d’émancipation, d’accès démocratique à l’information. Or, ce territoire est en réalité de plus en plus dominé par les GAFA et structuré par des acteurs qui ne sont pas Européens (Uber, Salesforce, et de plus d’acteurs chinois, Huawei, AliBaba). Ce sont les valeurs de la Silicon Valley qui prédominent dans le numérique, avec une large quête vers le trans-humanisme. L’Europe, ne détenant que 2 % de la capitalisation mondiale des entreprises internet, peine à exister. Nos valeurs sont peu audibles. Face à ce constat, j’ai lancé le think tank  Digital New Deal Foundation pour créer un lieu de réflexion sur l’impact sociétal du numérique.

De grands noms figurent sur ce pacte. Comment les avez vous réunis ?

Mon objectif était surtout de créer un conseil d’administration d’origine variées, tant en termes de couleurs politiques que d’expériences professionnelles. Par exemple, Laurent Alexandre, médecin de formation, et fondateur de Doctissimo ; Alain Minc, un intellectuel reconnu et avec une grande influence politique ; Yves Poilane, au coeur de l’avenir du numérique puisqu’il est à la tête de l’école Telecom Paris Tech ou Nicolas Dufourcq, ami personnel et directeur général de Bpifrance, qui a une vision globale de l’innovation en France et dans le monde, ou Judith Rochfeld qui est une professeur agrégée de droit, spécialiste des données personnelles. C’est un cocktail de multiples personnalités, très fortes, mais venant d’horizons divers avec une forte expertise du numérique. Ensemble, notre objectif a été de trouver des propositions à faire aux candidats, comme Nicolas Hulot l’avait fait aux dernières présidentielles sur l’écologie.

Le pacte est donc un projet politique ?

Il est un projet sociétal, qui se veut apolitique, pour que chaque candidat puisse s’en emparer. Par exemple, l’engagement 4 (voir document ci-dessous) propose d’investir plus sur l’automatisation des tâches de l’administration. Aujourd’hui, il y a par exemple un décalage gigantesque entre les 7 milliards d’euros de budget de fonctionnement de la direction générale des finances publiques au Ministère de l’économie et des finances par rapport aux simples 12 millions d’acquisitions de logiciels ! Dans cette organisation, l’Etat dépense 600 fois moins pour sa numérisation que pour sa masse salariale. Par rapport à ce qui se pratique dans le privé, il y a un retard massif sur la modernisation. Ce constat peut être partagé par tous les bords politiques. Ensuite, la manière d’utiliser ces gains de productivité dépendra de la sensibilité politique des candidats. Vraisemblablement en réduisant le nombre de fonctionnaires pour réduire la dépense publique selon le candidat de droite ou en redéployant les forces libérées au contact du citoyen pour un meilleur service public selon le candidat de gauche. Ce choix leur appartient, en revanche, ce que nous indiquons, c’est que le numérique est un investissement absolument indispensable pour moderniser l’administration et que le prochain quinquennat doit se fixer des objectifs ambitieux.

Ce consensus, pour obtenir un projet apolitique, n’at-t-il pas amené à des sacrifices ?

Il a poussé à faire des choix, en effet. Par exemple, il y a une grande absente dans notre projet, c’est la culture. Nous n’avons pas su trouver un terrain d’entente, le bon angle, pour que cela reste apolitique. Nous avons aussi mis de côté le sujet de la cybersécurité, par manque d’expertise en interne. Mais ce ne sont pas des manques, tout juste un report. L’essentiel reste de mettre le numérique au coeur des débats avant qu’il ne soit trop tard.

Quel est le danger en la matière ? Est-ce que vous craignez un « effet Minitel » où la France, forte de très bons ingénieurs, sait innover mais pas capitaliser sur ses innovations ?

Oui, c’est une vraie problématique. Quand je dirigeais Wanadoo, nous avons construit le premier opérateur européen en matière de haut débit. Le GSM a été développé dans les laboratoires de Lannion de France Telecom, en Bretagne. Or, quand je regarde tous les pans d’activité que nous avons perdu en dix ans, cela m’inquiète. Certes, il y a encore beaucoup de panache, apporté par de belles start-ups et de jeunes entrepreneurs. Les start-ups tournent et se multiplient, le capital risque a pris de l’importance. Maintenant, nous devons transformer l’essai pour créer les Axa et BNP Paribas de demain, avec des milliers d’emplois à la clef et une véritable présence dans le monde.  Mais, avant que cette jeunes entreprises ne deviennent des géant mondiaux, il peut y avoir ce risque du syndrome du Minitel, cette invention brillante mais qui n’est jamais sortie de France.

Qu’est-ce qui freine cette capacité à grandir ?

Le financement en capital demeure insuffisant. Une de nos propositions importantes est de mobiliser l’épargne des livrets et de l’assurance-vie vers les start-ups. Concrètement, si nous allouons ne serait-ce qu’un pour-cent des fonds de l’assurance-vie vers les start-up ou un Nasdaq Européen, cela représenterait déjà 15 milliards d’euros, soit 15 fois plus que le montant investi aujourd’hui. Nous pourrions alors financer 100 entreprises par an, à hauteur de 150 millions d’euros chacune en moyenne, ce qui sont des levées de fonds considérables.

Outre la question de la prospérité économique, vous adressez aussi des questions plus démocratiques comme le droit fondamental à la protection des données. L’Europe à déjà fait beaucoup avec le règlement européen de protection des données. Pourquoi relancer ce thème ?

C’est vrai que nous sommes en pointe par rapport au reste du monde. Mais ce droit là reste fragile. Par exemple, début février, un décret de Donald Trump voulait remettre en cause l’accord avec l’Europe qui garantissait la protections des données des citoyens européens hébergées aux Etats-Unis. Cela voudrait dire que toutes nos informations, collectées par les GAFA, ne seraient plus sécurisées. Ce décret montre que la protection des données personnelles reste un combat permanent. Mais surtout, il faut aller plus loin encore, et rendre la portabilité véritablement opératoire. La liberté du citoyen ne sera vraiment entière que le jour où je pourrais récupérer par exemple tout l’historique des courses sur Nike Run pour partir sur un autre service. Où je pourrais facilement changer d’adresse mail, et emporter facilement tous mes messages et mes contacts. Où je pourrais passer en quelques clics mes listes de musiques d’Itunes à Deezer. Comme dans la téléphonie, avec la portabilité du numéro, lever les freins à la sortie est le seul moyen de créer une concurrence saine. Ce jeu concurrentiel permettra ensuite aux Européens de véritablement choisir, notamment pour des questions d’éthiques et de valeurs personnelles.

Sur le volet de l’équité de votre projet, vous demandez également à restaurer des règles du jeu plus équitables en matière de fiscalité. Parlez-vous des géants du web qui optimisent leur montage financier pour ne pas payer d’impôt en Europe ?

Tout à fait. C’est devenu criant. Aujourd’hui, dans la Silicon Valley, l’étape qui suit la première commercialisation d’un produit ou d’un service est de faire un montage juridique en Europe, pour atteindre un marché où l’entreprise peut se développer sans être imposée ! Tous les salariés commerciaux sont installés en Irlande afin d’y localiser le chiffre d’affaire de la société et optimiser les prix de transfert (le fait de facturer des services d’une branche à l’autre d’un groupe de manière à créer des déficits dans les pays fortement imposés et des bénéfices dans les pays fiscalement attractifs, Ndlr).  C’est comme cela que le taux d’imposition d’Apple n’est que de 0,05 %. A mon sens, ce problème relève de notre souveraineté. L’attribut de la souveraineté des Etats, sa base même, est en effet sa capacité à lever des impôts. L’évasion fiscale est donc une remise en cause de notre souveraineté nationale.

Quelle serait la parade ?

Il faudrait mettre en place la notion d’établissement stable virtuel, permettant d’imposer les sociétés sur le chiffre d’affaire véritablement réalisé en France.  Proposé par le député PS Yann Galut, sous forme d’amendement, cette « taxe Google » aurait pu permettre d’imposer les géants du numérique en fonction de leur chiffre d’affaires « local ». Elle a été votée au Parlement cet hiver. Cependant, à cause d’un vice de forme sur les modalité de contrôle par l’administration fiscale, le conseil Constitutionnel l’a invalidée. Or l’application de cet amendement aurait pu rapporter entre un et deux milliards d’euros par an à l’État français. A titre de comparaison, l’ensemble des recettes des radars est de 800 millions d’euros par an, et la dernière tranche d’impot sur les revenus rapporte 400 millions d’euros. On ne parle donc pas de sommes anecdotiques, et ces impôts s’appliquent aux entreprises les plus riches du monde….détenues par les gens les plus riches du monde.

Enfin, dans le volet équité du pacte, l’éducation au numérique prend une place importante. Pourquoi ?

Nous avons la conviction que l’éducation au numérique est essentielle pour l’avenir. Le monde de demain sera celui de la connaissance. L’automatisation des tâches fera disparaître les métiers les moins qualifiés tandis que le secteur de l’informatique peine déjà aujourd’hui à recruter. Ce sujet, dans un contexte de taux du chômage à 10 %, répond à la première préoccupation des Français, qui reste l’emploi.

Et une fois ce pacte écrit, que se passe-t-il aujourd’hui ?

Nous avons co-construit ce pacte, au contact des équipes des différents candidats. Nous l’avons ensuite envoyé officiellement aux candidats cette semaine. Nous attendons leur retour officiel et nous préparons un évènement pour que ces derniers prennent la parole et s’engagent sur ce pacte. Nous souhaitons que le politique et le numérique se rencontrent !


Article publié sur Maddyness.